Devenir le désert, faire sienne son aridité, sa sérénité. Le changement est là, lent. Souvent imperceptible. Comme un désert qui dévore silencieusement le visible. Et ce changement entretient le souhait d’un basculement. Du visible dévoré à l’invisible d’une dévoration. Une ouverture sur l’espoir, même s’il se brise, tantôt sur le visible, tantôt sur l’invisible.
Son regard courut sur le désert baigné de lumière grise, sur le paysage qui dépassait toute désolation, sur ce sable qui était l’image de la forme éternellement absorbée et recréée. Des éclairs jaillirent dans une île d’ombre, au ciel du sud, révélant la formation d’une tempête dans cette direction. Longtemps après vint le grondement du tonnerre. « La voix qui magnifie la terre », dit Chani1.
Le désert est une île au-dedans de soi. Désert, desero — j’abandonne, je m’abandonne. L’île, insula, à la fois la maison et l’isolement. L’île déserte, comme un mouvement d’abandon à soi pour tracer le périmètre d’un refuge. Un mouvement géographique de séparation, et une juxtaposition d’un mouvement imaginaire de l’île.
La personnification de ce désert : celui qui veut guider les peuples. Il faut se faire désert pour guider les peuples. Comme un vide à remplir, un espace à étendre pour que croissent les mirages. Salissures du désert, salissures des peuples. Car le désert ne guide pas, il emporte. Avec son empire sur nos gestes qui lui résistent : construire une éthique du camouflage par le fait de s’abandonner à son environnement. Un abandon pour irradier. Et ce désert devient à la fois l’océan et l’île qui tache l’immaculé de l’océan. Dans cette mythologie de l’absence des fins, la solitude perdure comme une dernière frontière à traverser, celle depuis laquelle le regard peut revenir par vagues vers son dedans. Le désert se meut, l’œil s’y confond : une histoire de l’altérité vers laquelle tendre. Parce que le désert tout comme l’isolement parlent avant tout de ce qui sépare.
Si bien qu’à la question chère aux explorateurs anciens « quels êtres existent-ils sur l’île déserte ? », la seule réponse est que l’homme y existe déjà, mais un homme peu commun, un homme absolument séparé, absolument créateur, bref une Idée d’homme, un prototype, un homme qui serait presque un dieu, une femme qui serait une déesse, un grand Amnésique, un pur Artiste, conscience de la Terre et de l’Océan, un énorme cyclone, une belle sorcière, une statue de l’Île de Pâques. Voilà l’homme qui se précède lui-même. Une telle créature sur l’île déserte serait l’île déserte elle-même en tant qu’elle s’imagine et se réfléchit dans un mouvement premier. Conscience de la terre et de l’océan, telle est l’île déserte, prête à recommencer le monde2.
Un mouvement double : mouvement géographique de production du vide et mouvement imaginaire de son peuplement. Un mouvement de greffe. L’île se sépare du monde, et par ce mouvement recrée le monde. L’île devient mythe pour l’imagination, et même si l’humain s’en va en quête de l’île déserte — et il peut bien tenter de la peupler — son désert restera intact en ses puissances. Il ne fera pas cesser le désert, tant qu’il ne se jettera avec le désert dans le cœur de ce qu’il veut conquérir — car cesse seulement ce à quoi l’on se confond.
L’homme dans certaines conditions qui le rattachent au mouvement même des choses ne rompt pas le désert, il le sacralise. Les hommes qui viennent sur l’île occupent réellement l’île et la peuplent ; mais en vérité, s’ils étaient suffisamment séparés, suffisamment créateurs, ils donneraient seulement à l’île une image dynamique d’elle-même, une conscience du mouvement qui l’a produite, au point qu’à travers l’homme l’île prendrait enfin conscience de soi comme déserte et sans hommes. L’île serait seulement le rêve de l’homme, et l’homme, la pure conscience de l’île3.
Porter le désert. Chercher à l’étendre comme dernière éthique. Une ascèse parmi l’abondance. Recréer en toute chose un désert au sens de l’isolement, de l’aridité, de la clairvoyance. Une éthique qui s’offre à chaque être qui veut se risquer en ses périls. La vie y demeure : elle s’endurcit et s’effrite, elle va. Elle se sépare d’elle-même, et tente son recommencement, autrement. Sentir dans le désert davantage les abysses que l’émergence, la brisure qui ne se voit pas et qui s’étend sur la terre. Une terre qui se raconte par sa poussière. Le désert est l’empêchement de toute idée de jonction face à l’immensité se répétant. Et nous pouvons nous répéter avec elle. En ce désert, dans l’abandon de cette idée de jonction, dans la nécessité de reproduction des mondes, l’humain peut se révéler au-dedans de soi, comme une part du multiple, et s’y multiplier, telle une variable créatrice de sa propre écologie — oîkos-logos : la raison appliquée à sa maison, à son île. L’humain seul parmi la matière, et pourtant l’humain indissociable de la matière, en communauté avec tout ce qui se propage et tout ce qui disparaît dans sa propagation.